“En ville, les bénéfices d’un usage intense des bâtiments sont nombreux”

Publié dans Le Monde le 11 janvier 2023

Adjointe à la maire du 12e arrondissement de paris, Éléonore SLAMA invite, dans une tribune au “Monde”, à maximiser l’utilisation des bâtiments publics et privés en mettant fin à leur monofonctionalité.

À l’heure où les ressources de notre planète s’épuisent, où les citoyens ont compris l’intérêt de lutter activement contre le gaspillage alimentaire ou la « fast fashion » [l’achat de vêtements de faible qualité pour une courte durée], un sujet tout aussi important ne fait pourtant pas les gros titres : celui du gaspillage des mètres carrés de nos villes. Depuis de nombreuses années, les villes ont été construites avec des bâtiments monofonctionnels, fruits de décennies passées à penser la ville par spécialisation. Autant de générations d’élus bercés par cette « doctrine » absurde du grand bâtiment public totémique à usage unique. Tant de maires se sont réjouis de bâtir ici une école, là un gymnase, un immeuble de logements ou de bureaux, sans penser vraiment l’intensité de leur utilisation.

Si la manière de concevoir la ville a évolué, force est de constater que nous vivons toujours au cœur d’un gâchis immense. Bien qu’il n’existe pas encore de données précises permettant de le caractériser, on peut au moins l’estimer, et les chiffres font réfléchir. En effet, bien avant la pandémie de Covid-19 et l’avènement de la révolution du télétravail, un immeuble de bureaux révélait déjà un taux d’utilisation relativement médiocre, de l’ordre de 30 % du temps sur l’année. Une école, de l’ordre de 20 %. Sans parler des plus de 8 000 friches industrielles ou des plus de 8 % de logements vacants sur le territoire français. Une telle gabegie des temps et des espaces de la ville n’est pas inéluctable !

Car les bénéfices d’un usage intense, maximisé, sont nombreux. Ils sont d’abord d’ordre environnemental : par une utilisation plus intense du bâti, les besoins en constructions neuves – et, par conséquent, la consommation des ressources naturelles associées – pourraient diminuer. Salutaires, car leur impact environnemental est énorme : les émissions de gaz à effet de serre liées aux activités de construction ou de rénovation des bâtiments, et celles liées à leur usage, représentent aujourd’hui un quart des émissions nationales ! Et, avec moins d’étalement urbain, des sols, et une biodiversité préservée, n’aurait-on pas là, peut-être, un début de réponse aux impératifs du « zéro artificialisation nette » de la loi Climat et résilience ?

Nouvelles sources de revenus

Une intensité d’usage maximisée, c’est aussi la promesse d’une nouvelle dynamique sociale, une qualité urbaine améliorée grâce au « frottement des usages » : des publics différents amenés à se croiser ou à se côtoyer davantage, créant ou renforçant des dynamiques au sein de quartiers. C’est aussi, potentiellement, une augmentation de l’offre de services associés pour les habitants ou les usagers d’un site : demain, dans un périmètre proche, ceux-ci vont pouvoir bénéficier de services supplémentaires auxquels ils n’auraient pu prétendre autrement

Miser sur l’intensité d’usage peut aussi rapporter gros. Par la réduction des coûts immobiliers d’abord : les charges d’un bâtiment, tels l’entretien ou le gardiennage, sont divisées par le nombre d’utilisateurs. Mais également en constituant de nouvelles sources de revenus pour les propriétaires. Intéressant lorsque l’immobilier représente en moyenne le deuxième poste de coûts des entreprises, derrière les ressources humaines. 

Si une intensification optimale des usages nécessite de régler et de prendre en compte certains aspects techniques, réglementaires, juridiques ou assurantiels, sur lesquels nous sommes déjà en train de travailler et pour lesquels des solutions existent, elle se heurte avant tout à un frein culturel important, relatif à notre attachement à la « propriété » classique. Voilà peut-être le véritable défi à relever : nous acculturer à la notion des « communs » et montrer que l’intensité d’usage est un remède à bien des maux de nos sociétés urbanisées.

Oui, l’espace ou l’équipement partagé (atelier, buanderie ou chambre d’amis) est une réponse à l’exiguïté des logements. Oui, quand l’école est finie, l’utilisation des différents espaces du bâtiment (préau, cour…) par un public extérieur doit devenir une évidence et un réflexe. Tout comme le restaurant d’entreprise transformé en brasserie ouverte à tous le soir et le week-end, le bureau accueillant des étudiants en manque d’espace de travail, ou encore les parkings d’entreprise autorisés aux riverains pour y garer voitures ou deux-roues le soir et le week-end… N’est-il pas enfin temps d’arrêter de jeter les mètres carrés par la fenêtre ?

Construire différemment

La première étape, et non des moindres, pour rendre cette utopie réaliste est de caractériser et de mesurer l’intensité d’usage de nos espaces, quels qu’ils soient. La création d’une échelle de mesure est devenue un impératif. C’est fort de ces constats que chacun pourra comprendre l’impérieuse nécessité de faire bouger les lignes et d’agir.

Agir dès aujourd’hui en proposant de construire différemment. Et pousser ainsi tous ceux qui conçoivent et fabriquent nos villes à permettre une réelle intensité d’usage dans leurs futurs projets urbains. Comme à Paris, dans le 12earrondissement, avec le futur quartier Bercy-Charenton – dernière grande emprise foncière de la capitale, dessinant les contours de ce que pourrait être le premier quartier à « haute qualité temporelle ».

Pour y arriver, cette ambition devra nécessairement être coconstruite avec l’ensemble des acteurs de la ville. Oui, les freins ou les obstacles à un usage plus intense des bâtiments et des espaces peuvent être levés, si tant est que l’impulsion et la volonté politique d’avancer sur ce sujet sont bien présentes. Ce nouveau prisme de la fabrique de la ville ne se décrète pas ; il nécessite un changement de paradigme de l’ensemble des acteurs. Des élus locaux en premier lieu, à qui il appartient de proposer une vision renouvelée et exigeante de l’utilisation de nos espaces, qu’ils soient déjà là ou à venir. Une vision qui les contraindra à s’attacher à retravailler, parcelle par parcelle, l’usage de nos espaces au rythme des temps, afin de résoudre la difficile équation de la mixité fonctionnelle – dont l’humain est au cœur.

L’aménagement du territoire par la chronotopie [la conjonction de la temporalité et de la spatialité] est un « pactole » sur lequel nous sommes assis. Il doit devenir la pierre angulaire des stratégies territoriales et notre feuille de route pour la prochaine décennie.

Eléonore Slama est adjointe (PS) à la maire du 12earrondissement de Paris chargée du logement, de la lutte contre les inégalités et contre l’exclusion.

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